Qui n’a jamais utilisé son téléphone ou son ordinateur professionnel à des fins personnelles ? Répondu à des messages d’amis ou consulté ses réseaux sociaux pendant son temps de travail ? Si ces pratiques n’apparaissent pas vraiment comme très légitimes au travail, elles sont assez courantes. Cela témoigne de la façon dont les limites entre vie professionnelle et vie privée sont rendues de plus en plus floues en raison des technologies numériques.
Ce problème est souvent traité sous l’angle de l’invasion de la vie privée par les impératifs professionnels au travers des mails, des notifications ou des appels que peuvent recevoir les travailleurs en-dehors de leurs heures de travail ou pendant leurs vacances. C’est d’ailleurs un des motifs de la loi El Khomri de 2016 qui instaure le droit à la déconnexion. Cependant, ce floutage des frontières entre sphère professionnelle et sphère privée se traduit aussi dans un phénomène assez peu traité : le détournement de technologies conçues par des usages professionnels dans le cadre familial, amical ou même individuel.
Détourner les outils professionnels pour se simplifier la vie
Slack, Trello, Asana voire même Google Calendar. Si vous travaillez dans un bureau, il y a de grandes chances pour que vous utilisiez au moins un de ces outils assez régulièrement dans le cadre de votre travail. Si ces outils sont accessibles au grand public, ils ont été conçus comme des supports à la gestion de projets ou à la communication au sein des équipes pour des travailleurs. Ces derniers les utilisent quotidiennement et sont familiarisés avec leurs usages.
C’est d’ailleurs ce qui rend si facile la transposition de leur usage professionnel vers un usage détourné. En effet, le principe même de ces outils n’a rien d’exceptionnel : ils permettent de faire des to-do lists, de créer un planning de répartition de tâches, de discuter sur des messageries instantanées sur des conversations de groupe thématisées, etc. Ces pratiques sont loin d’être exclusivement présents dans la sphère professionnelle.
Quand Trello ou Slack s’invitent à la maison
D’après The Atlantic, de plus en plus de familles américaines, la plupart du temps celles dont les parents travaillent tous les deux à temps plein, ont recours à ces outils pour organiser la vie familiale. Le périodique parle même de « slackification » de ces familles. Certaines témoignent en expliquant ces usages par des difficultés d’organisation et de coordination des emplois du temps entre les membres de la famille. L’utilisation d’outils professionnels permet aux parents de recourir à des méthodes qu’ils utilisent déjà au travail et auxquelles ils initient leurs enfants, plus ou moins réceptifs à ces outils. La répartition des tâches ménagères, les transports pour les activités extrascolaires, la coordination des plannings des parents, les listes de courses, ou encore la gestion de problèmes domestiques : tous ces aspects de la vie de famille font l’objet d’une gestion quasi-managériale.
La vie de famille n’est pas la seule à être soumis à ce processus. Dans une moindre mesure, certaines personnes transfèrent leurs conversations de Messenger ou Whatsapp vers Slack. Utilisant l’appli très régulièrement dans le cadre professionnel, cela permet de rassembler sur une même application les conversations avec les amis ou la famille élargie. L’organisation d’événements comme des repas de famille ou des weekends entre amis peut aussi passer par Trello à partir de to-do lists partagées.
Professionnel et privé unis par la technologie : un mariage risqué ?
Les entreprises à l’origine de ces applications ou outils de gestion comme Trello ou Slack encouragent ces pratiques détournées qui leur permettent d’ancrer leur utilisation dans la vie de leurs clients. Si l’usage qui en est fait est gratuit pour l’essentiel, cette base d’utilisateurs très fidèles multi-usages donne d’autant plus de valeur à leur produit, notamment en leur permettant de faire évoluer leurs solutions en fonction des nouveaux besoins. Par exemple, Trello est surtout destiné au cadre professionnel mais la plateforme met en avant ses usages privés. Elle publie des articles sur les usages possibles de l’outil à la maison, ou encore met en avant sur son site des exemples de tableau de bord d’organisation de vacances ou de travaux Du côté de Slack, cette adoption semble moins évidente et ne fait pas vraiment l’objet d’une communication par l’entreprise. A noter cependant que la possibilité de créer des conversations ciblées entre collègues sur l’outil est censé favoriser les interactions informelles entre collaborateurs, sortant ainsi du cadre strictement professionnel.
L’adaptation est plus ou moins réussie de ces outils dans le cadre privé. Mais la cohabitation de contenus professionnels et personnels sur les mêmes outils pose un certain nombre de question. Par exemple, des enjeux de confidentialité se posent quand des contenus professionnels sont mêlés à des messages privés. Pour revenir au principe de droit à la déconnexion, son exercice peut être largement limité si en consultant ses messages personnels, il est replongé dans son environnement de travail numérique. Cette pratique du détournement d’outils professionnels pour des besoins personnels présente donc un risque majeur : celui que le professionnel régente la sphère privée de tout un chacun.